CHAPITRE XV
À dix heures ils se retrouvèrent tous dans l’appartement communautaire de Carmel. Pour la première fois peut-être de sa vie, Silvanus Angst arriva le premier, et sans avoir bu, bien qu’il eût apporté, comme à l’accoutumée, une bouteille de whisky dans un sac en papier. L’ayant posée sur le buffet, il se retourna vers Pete et Carol qui le suivaient :
— Je ne peux pas me résoudre à laisser entrer des Psis ici. Vous proposez quelque chose qui risque à coup sûr de faire interdire le groupe définitivement.
— Attendez au moins que tout le monde soit là, lui dit Bill Calumine sur un ton peu amène. – À Pete et Carol – : Je veux d’abord les voir tous les deux avant de décider : la fille et le prescient. Lui, si je comprends bien, fait partie de l’équipe de Luckman à New York.
Pete nota que, bien que s’étant vu retirer sa fonction de Croupier, Bill Calumine continuait à s’exprimer en responsable du groupe. Il était peut-être mieux qu’il en fût ainsi finalement.
— Oui, répondit-il distraitement.
Il se prépara un whisky, tandis que la pièce continuait à se remplir. Il surprit les chuchotements en provenance d’un peu tous les côtés :
— Et pas seulement un Psi, deux ! disait l’un.
— Oui, mais l’enjeu est de taille : il est patriotique, objectait un autre.
— Mais vous savez bien que le Jeu se termine là où un Psi intervient. On peut les admettre à condition qu’ils cessent d’être Possédants dès que cette affaire de fauteurs de troubles vugs dont parle le Chronicle aura été réglée.
— Les… Woo Poo Non, ou je ne sais trop quoi ? Vous avez vu ? D’après le Chronicle, ce seraient eux qui seraient responsables de notre taux de natalité très bas.
— Je l’ignore, mais ce policier, E.B. Black, prétend que nous aurions tout avantage, nationalement parlant, à admettre ces deux Psis…
— Et vous le croyez ? Un Vug ?
— C’est un bon Vug, vous n’avez donc pas compris ?
C’était Stuart Marks qui venait de prononcer cette dernière réplique. Il tapa sur l’épaule de Pete :
— Ce n’est pas ce que vous essayiez de nous expliquer ?
— Je ne sais pas, répondit Pete.
De fait, il ne savait plus maintenant. Il se sentait très las et avait plutôt envie qu’on le laisse tranquille. Il attendait l’arrivée de Schilling avec impatience.
Les conversations reprirent bon train dans son dos :
— Moi je dis qu’on les laisse entrer pour cette fois : c’est dans notre propre intérêt. Cette fois nous ne jouons pas les uns contre les autres : nous sommes tous dans le même camp contre ces saletés de Vugs. Et comme ils peuvent lire dans nos esprits, ils gagneront automatiquement si nous ne sommes pas capables de leur opposer une parade efficace. Et cette parade, seuls les deux Psis peuvent nous l’apporter.
— Nous ne pouvons pas jouer contre les Vugs : ils se ficheront de nous. Pensez : ils se sont payé le luxe de faire tuer Jerome Luckman par six d’entre nous ! Imaginez ce que ce sera…
— Quoi qu’il en soit, d’après le Chronicle, c’est pour des raisons économiques que les Vugs ont éliminé Luckman et ce policier Hawthorne et enlevé Pete Garden…
— Les journaux exagèrent toujours.
— Je renonce à discuter avec vous.
C’était Jack Blau qui venait de parler celte fois. Il s’approcha de Pete :
— Quand est-ce qu’ils doivent arriver, ces deux Psis ?
— D’un instant à l’autre.
Carol s’approcha à son tour et passa son bras autour de celui de son mari :
— Tout le monde me félicite pour le bébé. Sauf Freya, bien entendu. Crois-tu vraiment que ce sont les Vugs, ou du moins une partie d’entre eux, qui ont maintenu notre taux de natalité aussi bas ?
— Oui.
— Autrement dit, si nous gagnons, il remontera ? – Il hocha la tête. – Et nos villes seront enfin remplies, en dehors des millions de circuits Rushmore qui passent leur temps à dire « oui, monsieur, non, monsieur » ?
— Et si nous perdons, dit Pete, il n’y aura plus de naissances du tout et la race s’éteindra.
Elle lui serra plus fort le bras comme pour se rassurer.
— C’est une grosse responsabilité, commenta Freya Garden Gaines qu’ils n’avaient pas entendue approcher. À vous entendre, en tout cas…
Pete haussa les épaules.
— Alors comme ça, poursuivit Freya, Schilling, Sharp et toi avez été sur Titan ? Un aller-retour instantané ? Curieux !… En tout cas, je peux vous le dire dès maintenant, je voterai contre l’admission des deux Psis.
— Je pense que vous n’avez rien compris, Mrs. Gaines, lui dit Laird Sharp, qui écoutait la conversation à quelques pas d’eux. En tout cas, ceux de votre opinion n’auront pas la majorité, je peux vous l’affirmer.
— Vous allez à l’encontre d’une tradition, dit Freya. On ne met pas aussi facilement au rancart un passé de cent ans.
— Même pas pour sauver l’espèce humaine ? fit Sharp.
— Personne n’a vu ces Joueurs titaniens, à part Schilling et vous. Même Pete n’est pas sûr de les avoir vus.
— Rassurez-vous, vous aurez l’occasion de les voir plus tôt que vous ne pensez.
Agacé, Pete sortit de l’appartement pour prendre un peu l’air. La nuit était fraîche. Il était là, son verre à la main, attendant il ne savait trop quoi. Schilling et Mary Anne, sans doute.
Ou peut-être tout autre chose, autre chose de bien plus important à son avis : il attendait que le Jeu commence. Peut-être serait-ce la dernière partie que les Terriens auraient jamais à jouer… Oui, il attendait l’arrivée des Titaniens.
Il songea : « Patricia McClain est morte, mais, en un sens, elle n’a jamais vraiment existé : ce que j’ai vu est un simulacre, un faux. Ce dont j’ai été amoureux, si tant est que ce soit le terme approprié, n’avait en fait aucune réalité ; alors comment puis-je dire que je l’ai perdue ? »
Mais il fallait ne penser qu’à l’avenir immédiat maintenant. D’après Philipson, les Joueurs titaniens étaient tous des modérés. C’était une ironie du sort que eux, Terriens, aient à se battre non pas contre la frange extrémiste, mais contre le groupe principal lui-même. « Peut-être est-ce mieux ainsi : nous nous mesurerons au noyau même de leur civilisation ; aux Vugs comme E.B. Black plutôt que comme E.G. Philipson ceux qui ont bonne réputation, qui jouent selon les règles. »
C’était peut-être ce respect des règles chez l’adversaire qui représentait le seul espoir véritable. « S’ils étaient comme Philipson ou les McClain, nous n’aurions même pas l’occasion de les rencontrer à une table de Jeu : ils nous tueraient purement et simplement comme ils l’ont fait pour Luckman et Hawthorne. »
Une voiture était en train d’atterrir, ses phares illuminant le ciel. Elle se gara derrière les autres voitures et les phares s’éteignirent. La portière s’ouvrit, se referma, et Pete vit une silhouette inconnue s’avancer vers lui. « Qui cela peut-il être ? » se demanda-t-il.
— Salut ! fit l’inconnu. J’ai fait un saut, pour voir : j’ai lu l’article dans le canard. Ça m’a l’air intéressant chez vous. Pas dément : cool, quoi. Non ?
— Qui êtes-vous ? demanda Pete.
L’autre prit un air vexé :
— Comment, vous ne me reconnaissez pas ? Je croyais que tout le monde me reconnaissait. Woody, woody whoow ! J’aimerais m’asseoir à votre table de Jeu, ce soir, coppi, coppi, coppain ! Ce doit être extra super.
Il s’approcha, très décontracté, très sûr de lui, et tendit la main :
— Je suis Nats Katz.
— Bien sûr que vous pouvez vous asseoir à notre table de Jeu, Mr. Katz, dit Bill Calumine. C’est un honneur pour nous, au contraire. – Il réclama le silence dans la pièce. – Voici le disc-jokey et pop-star de renommée mondiale, Nats Katz, dont nous regardons tous l’émission à la télévision. Il nous demande la permission de rester avec nous ce soir. Quelqu’un y voit-il une objection ?
Il y eut un silence. Personne ne savait manifestement ce qu’il fallait en penser.
Qu’avait dit Mary Anne à propos de Katz, s’interrogea Pete, quand il lui avait demandé s’il était au centre du complot ? Elle avait répondu que oui et, sur le moment, cela lui avait semblé tout à fait plausible.
— Attendez ! dit-il.
Calumine se tourna vers lui :
— Il n’y a sûrement aucune raison valable de refuser la présence de monsieur ici. Je ne pense pas que tu puisses sérieusement…
— Attendons que Mary Anne soit là, insista Pete, et laissons-la décider.
— Elle ne fait même pas partie du groupe, objecta Freya.
De nouveau il y eut un silence.
— S’il entre dans le Jeu, moi j’en sors, fit Pete.
— Quels motifs sérieux avez-vous pour l’empêcher d’y entrer ? demanda Stuart Marks.
Tout le monde avait le regard fixé sur Pete.
— Nous sommes dans une situation pire que vous ne semblez l’imaginer, expliqua-t-il. Il y a très peu de chances que nous puissions battre nos adversaires.
— Et alors, je ne vois pas le rapport ? s’étonna Stuart Marks.
— Je pense que Katz est de leur côté, fit Pete.
L’instant de surprise passé, Nats Katz éclata de rire.
C’était un bel homme, brun, lèvres charnues et sensuelles, yeux intelligents.
— Ça c’est la meilleure de l’année ! s’exclama-t-il. On m’a déjà accusé de pas mal de choses, mais celle-là, c’est une exclusivité ! Woody whaow ! Je suis né à Chicago, Mr. Garden ; je suis tout ce qu’il y a de plus terrien, vous pouvez me croire. Whaaaouw !
Katz ne semblait même pas choqué, seulement surpris. Sa figure ronde perpétuellement en mouvement irradiait une gaieté presque mécanique.
— Vous voulez voir mon acte de naissance ? Vous savez copain-copain Garden, je suis très connu partout, whaaah ! Si j’étais un Vug, ça se saurait depuis longtemps, j’ai l’impression. Whaow-whaah !
Pete s’aperçut que ses propres mains, qui tenaient le verre de whisky, tremblaient. « Ai-je perdu tout contact avec la réalité ? » s’interrogea-t-il. « Peut-être. Peut-être ne me suis-je jamais remis de ma bombe de l’autre soir, de mon petit intermède psychotique. Suis-je bien qualifié pour juger Katz ? Devrais-je même être ici, finalement ? Peut-être est-ce la fin pour moi… »
Et à voix haute :
— Je vais faire un tour. Je reviendrai un peu plus tard.
Il posa son verre sur le buffet et sortit. Dehors il monta dans sa voiture, claqua la portière et resta un long moment assis sans bouger.
« Peut-être suis-je devenu plus un poids qu’un avantage pour le groupe. Qui sait si ce n’est pas Katz qui peut nous aider au contraire ? »
Il se rendit compte que quelqu’un était en train de l’appeler depuis le porche de l’immeuble. Agacé, il ordonna à sa voiture de démarrer. Elle obéit et bientôt s’éleva au-dessus des toits de Carmel, prenant la direction du Pacifique.
À présent la voiture survolait l’Océan, sans qu’il ait réagi jusque-là.
— Que ferais-tu si je te donnais l’ordre de te laisser tomber maintenant ? demanda-t-il à sa voiture.
Il y eut un silence, puis le circuit Rushmore répondit :
— Appelez le docteur Macy à… – Hésitation, puis il entendit cliqueter le système électronique qui essayait différentes combinaisons. – Je me laisserais tomber comme vous me le demandez.
« Non, je ne devrais pas faire ça, c’est idiot », se dit-il.
Pendant un moment il resta à contempler l’eau en dessous de lui, puis, reprenant le volant, il fit décrire à la voiture un arc très large et remit le cap sur l’intérieur des terres.
« Non, l’océan ce n’est pas un suicide pour moi », se dit-il. « Il vaut mieux que je prenne quelque chose à l’appartement. Du phénobarbital, par exemple. Non, plutôt de l’Emphytal. »
Il survola Carmel dans l’autre sens, direction nord, puis San Francisco Sud et, en quelques minutes, se retrouva au-dessus de Marin County. San Rafael était juste devant lui. Il donna au circuit Rushmore l’ordre d’atterrir devant son appartement. Bientôt la voiture se posa et se rangea le long du trottoir. La portière s’ouvrit automatiquement pour le laisser descendre.
La porte de son appartement n’était pas fermée à clé. Il entra. Les lumières étaient allumées. Dans le living, quelqu’un était assis sur le canapé, les jambes croisées, en train de lire le Chronicle.
— Vous avez oublié, dit l’homme en posant son journal, qu’un prescient prévoit chaque possibilité qu’il est amené à connaître par la suite. Et un suicide de votre part serait une nouvelle qui ferait du bruit.
Dave Mutreaux se leva. Les mains dans les poches, il avait l’air parfaitement à son aise ici.
— Le moment serait très mal choisi pour vous tuer, Garden, ajouta-t-il.
— Pourquoi ?
— Parce que si vous renoncez à mettre à exécution votre funeste projet, vous êtes en passe de trouver la solution de l’énigme du Jeu, à savoir : comment on bluffe une race de télépathes. Je ne vous donne pas la réponse, réfléchissez-y simplement. Elle existe déjà en puissance. Mais pas si vous vous tuez, naturellement. – Il fit un signe de tête pour désigner l’armoire à pharmacie dans la salle de bains. – J’ai triché un peu pour qu’un avenir possible devienne réel : j’ai raflé tous vos tranquillisants ; l’armoire est vide.
Pete se rendit immédiatement dans la salle de bains pour vérifier. Il ne restait pas une seule aspirine ; les étagères de l’armoire étaient nues.
— Et tu l’as laissé faire ? lança furieusement Pete à l’adresse de l’armoire à pharmacie.
— Il m’a dit que c’était pour votre bien, Mr. Garden, répondit l’armoire. Vous savez dans quel état vous êtes quand vous faites une dépression ?
Refermant brutalement la porte de l’armoire, Pete retourna dans le living.
— Vous m’avez eu, Mutreaux, admit-il. Mais sur un plan seulement : le moyen que j’avais prévu pour…
— Vous pouvez trouver un autre moyen, je sais, fit Mutreaux calmement. Mais, émotionnellement parlant, vous inclinez vers le suicide par des moyens oraux : poisons, narcotiques, sédatifs, hypnotiques, et cætera. – Il sourit. – Il y a chez vous une réticence lorsqu’il s’agit d’en utiliser d’autres : par exemple, vous jeter dans le Pacifique.
— Pouvez-vous me dire alors quelle est la solution à mon problème concernant le Jeu ? interrogea Pete.
— Non. Vous seul pouvez la trouver.
— Merci, lâcha Pete sur un ton sarcastique.
— Je vais vous donner un indice, cependant. Un indice dont je ne peux pas savoir s’il vous réjouira ou non, dans la mesure où vous ne manifesterez pas votre réaction de manière visible : Patricia McClain n’est pas morte.
Pete le regarda avec des grands yeux.
— Mary Anne ne l’a pas détruite, poursuivit Mutreaux. Elle l’a débarquée quelque part. Ne me demandez pas où, je l’ignore. Mais je prévois la présence de Patricia à San Rafael au cours des prochaines heures. À son appartement.
Pete regardait toujours le prescient d’un air ébahi, sans trouver quoi dire.
— Qu’est-ce que je vous disais ? fit Mutreaux. Aucune réaction tangible de votre part. Peut-être êtes-vous ambivalent, après tout. – Une pause, puis – : Patricia ne restera pas longtemps, elle va partir pour Titan. Et pas grâce aux pouvoirs psioniques du docteur Philipson, mais par les voies les plus conventionnelles qui soient : dans un vaisseau interplanétaire.
— Elle est vraiment de leur côté, n’est-ce pas ? dit Pete. Il n’y a aucun doute là-dessus ?
— Absolument aucun. Mais cela ne vous empêche pas d’aller la retrouver. – Comme Pete s’apprêtait déjà à sortir – : Puis-je vous accompagner ?
— Pourquoi ?
— Pour l’empêcher de vous tuer.
Pete resta un moment silencieux, puis :
— C’en est à ce point-là ?
Mutreaux hocha la tête :
— Vous le savez très bien. Vous les avez vus tuer Hawthorne.
— D’accord, venez avec moi… Merci.
Ce dernier mot avait eu du mal à sortir. Ils partirent ensemble. En arrivant dans la rue, Pete dit :
— Vous savez que Nats Katz, le disc-jokey, a débarqué chez nous à Carmel ?
— Oui, il est venu me voir il y a une heure à peu près et nous avons parlé. C’était la première fois que je le rencontrais. C’est à cause de lui que j’ai changé de camp.
Pete se retourna, surpris :
— Changé de camp ?
Mais il se retrouvait confronté avec une aiguille de chaleur tenue par la main de Mutreaux…
— La pression exercée sur moi par Katz était trop forte, Pete, expliqua le prescient tranquillement. Je n’ai absolument pas pu y résister. Nats est extraordinairement puissant. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il a été choisi pour être le chef du Wa Pei Nan sur la Terre. – Faisant un geste avec l’aiguille de chaleur – : Mais ne changeons pas notre projet d’aller voir Patricia McClain.
Au bout d’un moment, Pete s’étonna :
— Pourquoi ne pas m’avoir laissé me tuer tout seul ? Pourquoi être intervenu ?
— Parce que vous allez passer dans notre camp vous aussi, Pete, répondit Mutreaux. Nous pouvons faire un très bon usage de vous. Le Wa Pei Nan n’approuve pas cette solution du problème au moyen du Jeu. Une fois que nous aurons réussi à nous infiltrer dans Pretty Blue Fox grâce à vous, nous ferons annuler la partie prévue. Nous en avons déjà discuté avec la faction modérée de Titan, mais ils sont décidés à jouer. Ils aiment le Jeu et ils estiment que cette controverse qui existe entre nos deux cultures doit être résolue dans un cadre légal. Inutile de vous dire que le Wa Pei Nan n’est pas du tout d’accord.
Tout en parlant, ils continuaient de marcher en direction de l’appartement des McClain, Mutreaux légèrement en retrait par rapport à Pete.
— J’aurais dû m’en douter, fit Pete. J’ai pourtant eu une intuition en voyant arriver Katz…
L’ennemi avait déjà réussi à s’infiltrer dans le groupe et, apparemment, grâce à lui. Il regrettait maintenant de ne pas avoir eu le courage de se précipiter dans la mer avec sa voiture : c’eût été mieux pour tout le monde.
— Au moment où le Jeu commencera, je serai là et vous aussi, Pete, mais nous refuserons de jouer. Et peut-être qu’à ce moment-là Katz aura persuadé les autres également ; ma prévision ne va pas jusque-là : les alternatives sont obscures dans mon esprit, pour des raisons que j’ignore.
Lorsqu’ils entrèrent dans l’appartement des McClain, ils trouvèrent Patricia en train d’emballer des affaires dans deux valises. Elle ne s’interrompit même pas pour les accueillir.
— J’ai capté vos pensées quand vous étiez dans le couloir, expliqua-t-elle simplement en fourrant des vêtements dans l’une des valises.
Elle portait une expression de terreur incrustée dans le visage. Visiblement elle ne s’était pas remise de son affrontement désastreux avec Mary Anne. Elle s’affairait en ce moment dans sa chambre comme si elle menait une course contre la montre pour devancer l’expiration d’un délai fatidique mystérieux.
— Où allez-vous ? lui demanda Pete. Sur Titan ?
— Oui, répondit-elle. Aussi loin que possible de cette fille. Elle ne peut plus rien me faire là-bas, je serai en sécurité.
Ses mains tremblaient en essayant, sans succès, de fermer ses valises.
— Aidez-moi, dit-elle à Mutreaux.
Mutreaux lui ferma ses deux valises.
— Avant que vous partiez, insista Pete, je voudrais vous demander quelque chose. Comment les Titaniens peuvent-ils jouer au Jeu en étant télépathes ?
Patricia releva la tête et lui adressa un regard sinistre :
— Croyez-vous vraiment que ce soit important pour vous de savoir ? Quand Katz et Philipson en auront fini avec vous ?
— Ça m’intéresse pour le moment. Ils jouent au Jeu depuis longtemps, donc il leur a fallu trouver un moyen d’intégrer leur faculté…
— Ils en suspendent l’activité, tout simplement.
Il ne voyait pas bien comment, ni dans quelle mesure.
— Par l’ingestion de drogue, ajouta-t-elle. L’effet est comparable à celui des phénothiazines sur un Terrien. Les phénothiazines que l’on administre à fortes doses aux schizophrènes pour qu’elles deviennent une médication efficace. Elles amoindrissent leurs hallucinations en neutralisant leur sens télépathique involontaire. Les Titaniens possèdent un remède analogue, qui leur permet de respecter les règles du Jeu.
Mutreaux jeta un coup d’œil à sa montre :
— Il devrait être ici d’une minute à l’autre à présent. Vous allez l’attendre, n’est-ce pas ?
— Pourquoi ? fit Patricia en finissant de rassembler quelques affaires. Je ne veux pas rester ici. Je veux m’en aller avant qu’il arrive encore quelque chose, quelque chose qui ait encore un rapport avec elle.
— Nous ne serons pas de trop à trois pour exercer une influence suffisante sur Garden, insista le prescient.
— Vous n’avez qu’à faire venir Nats Katz, dit-elle. Je vous répète que je ne resterai pas une minute de plus ici.
— Mais Katz est à Carmel en ce moment. Et il faut que Garden soit complètement de notre côté quand nous arriverons là-bas.
— Tant pis. Écoutez, Dave, je ne veux plus passer par le genre d’épreuve que nous avons connue au Nevada. D’ailleurs elle ne vous épargnera pas non plus, maintenant que vous êtes avec nous : si j’ai un conseil à vous donner, laissez Philipson se débrouiller avec ça puisqu’il est immunisé contre son pouvoir. Enfin, vous faites ce que vous voulez.
Et elle poursuivit ses préparatifs, tandis que Mutreaux s’asseyait d’un air sinistre, son aiguille de chaleur dans la main, pour attendre l’arrivée du docteur Philipson.
« En suspendre l’activité », songeait Pete. « Neutraliser les dons psioniques de chaque côté pendant la partie. Ou alors nous pourrions convenir que nous utilisons les phénothiazines pendant qu’eux utilisent leur propre drogue… Non, ils trouveraient encore le moyen de tricher ; nous ne serions jamais sûrs qu’ils ont neutralisé leurs pouvoirs. J’ai l’impression que pour eux les obligations morales prennent fin dès le moment où ils nous affrontent. »
— C’est exact, dit Patricia qui avait capté ses pensées. Ils ne se neutraliseront pas pour jouer contre vous, Pete. Et vous ne pouvez pas les y forcer parce que vos règles du Jeu ne prévoient aucune disposition de ce genre ; vous ne pouvez invoquer aucune base légale pour exiger cette condition.
— Nous pouvons leur prouver que nous n’autorisons jamais la présence de dons psioniques à la table du Jeu.
— Mais c’est pourtant le contraire que vous êtes en train de faire en laissant entrer ma fille et Mutreaux dans votre groupe. – Elle lui adressa un drôle de sourire, mélange de malice et de résignation. – Dommage pour vous, Pete Garden. Au moins vous aurez essayé…
« Si nous parvenions à anesthésier jusqu’à un certain point les zones extra-sensorielles du cerveau », songea-t-il.
« Pas complètement, mais doser les barbituriques pour les mettre suffisamment en veilleuse. Dix milligrammes de phénothiazine, pas plus, devraient marcher… » Son esprit échafaudait de plus en plus vite les thèses possibles : « Et si nous ne regardions pas les cartes que nous tirons ? Les Titaniens ne pourraient rien lire dans notre esprit parce que nous ne saurions pas le numéro que nous avons tiré… »
Patricia s’adressa à Mutreaux :
— Il a presque trouvé une solution, Dave. Il oublie seulement qu’il ne va pas jouer du côté terrien.
Elle était en train de remplir un sac d’affaires pour la nuit.
Mais Pete suivait le fil de ses réflexions : « Si nous avions Mutreaux, si nous pouvions le faire revenir dans notre camp, nous pourrions gagner. Parce que je sais comment à présent… »
— Mais à quoi cela va-t-il vous servir de savoir ? lui demanda Patricia.
Pete poursuivit à voix haute :
— Nous pourrions limiter sa faculté de prescience jusqu’à un certain point, de façon qu’elle devienne imprévisible.
« Par l’intermédiaire de spansules de phénothiazine », continua-t-il pour lui-même. « Elle agirait sur une certaine période avec une intensité variable. Mutreaux lui-même ne saurait pas s’il est en train de bluffer ou non ; il ne connaîtrait pas la précision de sa prévision. Il tirerait une carte et, sans la regarder, avancerait son pion. Si sa faculté de prescience agissait à son maximum à cet instant-là, sa prévision serait très précise ; ce ne serait pas un bluff. Mais si, au contraire, la drogue avait un effet plutôt plus grand sur lui… »
— Seulement, objecta Patricia calmement, Dave ne sera pas du même côté de la table que vous, Pete.
— N’empêche que j’ai raison, dit Pete à voix haute. Voilà comment nous pourrions jouer, et gagner, contre les télépathes titaniens.
— En effet, admit Patricia. – À Mutreaux – : Il a trouvé, Dave. – De nouveau à Pete – : Malheureusement pour vous, Pete, c’est trop tard maintenant. De toute façon, vos amis en verraient de toutes les couleurs pour préparer la médication aux doses idéales ! Sans compter que ce serait très hasardeux…
Pete se tourna vers Mutreaux :
— Comment pouvez-vous rester ainsi sans réagir, en sachant que vous nous trahissez ? Vous n’êtes pas un citoyen titanien, que je sache : vous êtes un Terrien.
— Les influences psychiques sont effectives, Pete, répondit Mutreaux calmement. Comme n’importe quelle force physique. J’ai prévu ma rencontre avec Nats Katz, j’ai prévu tout ce qui allait se passer, mais je n’y pouvais rien. Ce n’est pas moi qui suis allé le chercher, c’est lui qui m’a amené à lui.
— Pourquoi ne nous avez-vous pas prévenus quand vous étiez encore de notre côté ?
— Vous m’auriez tué : j’avais aussi prévu cette éventualité. – Mutreaux haussa les épaules. – Je ne vous en veux pas, d’ailleurs : vous n’aviez pas le choix. Mon passage dans le camp titanien détermine l’issue du Jeu. Le fait d’obtenir votre concours le prouve.
— Il aurait préféré que vous laissiez l’Emphytal dans son armoire à pharmacie, lui dit Patricia. Pauvre Pete ! Toujours en état de suicide potentiel, n’est-ce pas ? Pour vous, c’est la solution permanente à tout.
Mutreaux commençait à s’impatienter à présent :
— Philipson devrait être arrivé maintenant. Vous êtes sûre qu’il a bien compris ? Les modérés ont peut-être fait le blocus de ses services. Légalement ils détiennent le…
— Le docteur Philipson ne se rangerait jamais aux côtés des lâches, vous devez bien le savoir ! dit Patricia sur un ton vif qui trahissait une profonde inquiétude.
— En tout cas, je ne vois qu’une chose, c’est qu’il n’est pas ici, dit Mutreaux. Ce n’est pas normal.
Ils se regardèrent un instant sans rien dire.
— Que voyez-vous ? interrogea Patricia.
— Rien, répondit Mutreaux, dont le visage était devenu très pâle.
— Comment cela se fait-il ?
— Si je pouvais prévoir, je le ferais, croyez-le bien ! fit Mutreaux sur un ton agacé.
Il se leva pour aller regarder à la fenêtre. Pendant un instant, oubliant Pete pour voir si personne n’arrivait dehors, il laissa retomber son bras qui tenait l’aiguille de chaleur. Pete bondit.
— Dave ! cria Patricia, en laissant tomber les livres qu’elle était en train de porter.
Mutreaux se retourna aussitôt, et une décharge d’aiguille de chaleur passa à quelques centimètres de Pete. Ce dernier en sentit seulement les effets périphériques atténués, l’enveloppe déshydratante qui entourait le rayon proprement dit, ce rayon aussi mince qu’une aiguille mais si meurtrière…
Pete frappa le prescient à la gorge avec les deux coudes et de toutes ses forces. L’aiguille de chaleur roula sur le sol. Patricia McClain se précipita pour la ramasser.
— Pourquoi n’avez-vous pas pu prévoir ça ? fit-elle en saisissant l’aiguille frénétiquement.
Sérieusement atteint, Mutreaux s’effondra.
— Je vais vous tuer, Pete ! fit Patricia à moitié sanglotante.
Tout en parlant, elle battait en retraite, brandissant l’aiguille de chaleur en tremblant. Ses lèvres frémissaient et les larmes perlaient à ses yeux.
— Je lis dans votre esprit, Pete, et je sais ce que vous ferez si je ne vous tue pas. Vous voulez que Mutreaux revienne dans votre camp pour pouvoir gagner ? Mais vous ne l’aurez pas, il est à nous !
Pete se jeta de côté, hors de la trajectoire du rayon, et sa main saisit quelque chose. C’était un livre, qu’il lança en direction de la jeune femme, mais le livre ne fit que tomber à ses pieds sans lui faire de mal.
Haletante, Patricia reculait toujours :
— Dave va se relever… De toute façon, si vous l’avez tué, vous ne l’aurez pas de votre côté pour…
Elle s’interrompit net pour écouter, retenant sa respiration.
— La porte ! fit-elle.
La poignée de la porte venait de tourner. Au même instant, l’aiguille de chaleur se releva et le bras de Patricia se recourba lentement, inexorablement, jusqu’à ce que l’arme se retrouve pointée vers son propre visage. La jeune femme la fixait, les yeux écarquillés.
— Non, je t’en supplie ! fit-elle. Je t’ai mise au monde… Je t’en supplie !…
Mais ses doigts, contre sa volonté, appuyèrent sur le bouton et le rayon laser partit. Pete détourna la tête, horrifié.
Lorsqu’il regarda de nouveau, la porte de l’appartement était grande ouverte. Émergeant de l’obscurité du dehors, Mary Anne entra, lentement, les mains enfoncées dans les poches de son long imperméable. Son visage était dépourvu de toute expression.
— Dave Mutreaux est vivant, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Pete en évitant de regarder vers le cadavre de Patricia. Nous avons besoin de lui, alors laissez-le tranquille. Mary. Mais… comment avez-vous su pour… ceci ?
— Lorsque je suis arrivée à l’appartement de Carmel, avec Joe Schilling, j’ai vu Nats et j’ai tout de suite compris. Je savais que Nats était le grand chef de l’organisation : il était même au-dessus de Rothman.
— Qu’est-ce que vous avez fait là-bas ?
Au même moment, Schilling fit son entrée et se porta directement vers Mary Anne. Il lui posa la main sur l’épaule, mais la jeune fille se dégagea et alla se mettre dans un coin, se contentant d’observer.
— Lorsqu’elle est entrée, raconta Schilling, Katz était en train de préparer un whisky. Elle…
Il hésita, mais Mary Anne prit le relais :
— J’ai déplacé le verre qu’il tenait à hauteur de la poitrine. De quelques centimètres seulement.
— Il a le verre dans le corps à présent, enchaîna Schilling. Il lui a sectionné veines et artères au niveau du cœur. Il y a eu pas mal de sang parce que le verre n’a pas pénétré tout entier dans la poitrine.
Tous deux se turent. Par terre, gargouillant, Mutreaux faisait des efforts désespérés pour faire entrer de l’air dans ses poumons. Bien qu’ayant les yeux grands ouverts, il donnait l’impression de ne pas voir.
— Et lui ? interrogea Schilling.
— Maintenant que Patricia et Nats Katz sont morts, dit Pete, et que Philipson…
Il comprenait maintenant pourquoi le médecin n’était pas venu.
— Il savait que vous alliez venir, dit-il à Mary Anne. Il a préféré rester sur Titan. Philipson a sauvé sa peau à leurs dépens.
— Je me mets à sa place, en un sens, commenta Schilling.
Pete se pencha sur Mutreaux :
— Ça va aller ?
Le prescient hocha la tête sans rien dire.
— Il faut que vous soyez à la table du Jeu. De notre côté. Vous savez pourquoi ; vous savez ce que j’ai l’intention de faire.
Mutreaux hocha la tête à nouveau.
— J’en fais mon affaire, intervint Mary Anne en s’approchant. Il a bien trop peur de moi pour faire encore quoi que ce soit pour eux. – À Mutreaux, en lui donnant un petit coup de pied dans les côtes – : N’est-ce pas ?
Laborieusement, Mutreaux fit encore « oui » de la tête.
— Vous vous occupez de ma mère ? dit Mary Anne à Pete.
— Oui. Allez nous attendre dans la voiture. Nous allons appeler E.B. Black.
Mary Anne le remercia et sortit lentement de l’appartement.
— Avec elle nous allons gagner, n’est-ce pas ? fit Schilling.
Pete hocha la tête : avec elle et Mutreaux qui, heureusement, était toujours en vie… et incapable désormais d’agir pour le compte des autorités titaniennes.
— Heureusement que quelqu’un avait laissé la porte de l’appartement ouverte là-bas, à Carmel, dit Schilling. Elle a vu Katz avant que lui puisse la voir. Je crois qu’il comptait sur la faculté presciente de Mutreaux, et qu’il a oublié, ou n’a pas compris, que Mary Anne représentait une variable insaisissable par rapport à cette faculté. Il était aussi un peu protégé par le don de Mutreaux que si celui-ci n’avait pas existé.
« Nous aussi », ne put s’empêcher de penser Pete. Mais, pour l’avenir immédiat, seul le Jeu comptait.
— J’ai confiance en elle, Pete, ajouta Schilling.
— Espérons que tu as raison.
Pete se pencha sur le corps de Patricia McClain. Il réalisa que c’était la mère de Mary Anne et que c’était Mary Anne qui avait fait ça. « Et nous allons dépendre de Mary Anne ! Mais Joe a raison : nous n’avons pas le choix. »